Charles
BONN
Université Paris-Nord
Ce
volume est le second des Actes du colloque Littératures
des Immigrations en Europe, qui s'est tenu à l'Université Paris-Nord du 19
au 21 décembre 1994, dans le cadre d'une Action Intégrée liant cette Université
à la Faculté des Lettres 2 de Casablanca.
L'Université Paris-Nord, de
par sa situation géographique dans la banlieue Nord de Paris, était en quelque
sorte désignée pour accueillir l'un des tout premiers colloques organisés
jusqu'ici sur ces littératures nouvelles. Et comme cette Immigration, en
France, est majoritairement d'origine maghrébine, il était normal aussi que ce
thème devienne un point de rencontre privilégié dans une Action intégrée de
recherche littéraire rassemblant cette université et une université marocaine.
Les conventions avec des universités des deux autres pays du Maghreb :
celle avec l'Université d'Alger et celle avec l'Université de Tunis-La Manouba,
ont également été associées à l'organisation de ce colloque.
Si l'origine maghrébine d'un
grand nombre des écrivains étudiés tient, donc, une place prépondérante dans
cet ensemble, elle n'est cependant pas exclusive. Par "Immigrations",
nous entendons en effet toutes les Immigrations, et pas seulement l'Immigration
d'origine maghrébine. Comme le titre l'indique expressément, le champ de cette
Immigration sera par ailleurs l'Europe entière, et même l'Amérique, et pas
seulement la France. Nous espérons ainsi ouvrir des perspectives comparatistes
encore peu explorées jusqu'ici. Par contre c'est la dimension littéraire qui nous intéressera le plus,
même si le point de vue des sociologues est bien entendu indispensable ici.
Mais il est indéniable que les Immigrations ont été jusqu'ici fort peu étudiées
d'un point de vue littéraire, et c'est ce manque que nous aimerions commencer à
combler, tout en profitant de l'avance notable des sociologues sur ce domaine.
*
Le
premier volume regroupait des textes s'interrogeant essentiellement sur les
littératures issues des immigrations comme espace littéraire émergent, inoui,
et sur les mécanismes de cette entrée en littérature d'écrivains aux
"profils" jusqu'ici inconnus par l'institution littéraire. Il
privilégiait donc des écrivains encore peu connus du public, à propos desquels
cette question de l'émergence se pose, parce qu'ils sont issus d'un espace
sous-décrit ou mal décrit en littérature.
Ce
volume-ci continue à s'interroger sur ces écrivains d'un type nouveau, et sur
la possibilité d'une écriture issue des Immigrations. Mais il associe cette
interrogation à celle d'écrivains plus connus, ne produisant pas explicitement depuis cet espace littéraire
problématique, mais sollicités par cette réalité indicible, tant dans leur
histoire personnelle, que dans leur pratique d'écriture. Dès lors des thèmes
plus familiers à la littérature vont se faire jour, mais trouver ici un
éclairage nouveau. Le premier de ces thèmes sera bien entendu celui de
l'identité ou de l'enracinement, opposé à la marge qui est somme toute celle de
beaucoup d'écrivains dans leur histoire personnelle ou familiale, et qui est en
tout cas toujours celle-là même de la pratique d'écrire. Car l'écrire, ce n'est
plus une découverte, est d'abord un vécu de l'exil. Mais lorsque l'exil
d'écrire rejoint la réalité de l'émigration (peut-être plus, ici, celle de
l'émigration que celle de l'immigration à laquelle était consacré le premier
volume), le texte y acquiert sous nos yeux une coloration différente. Et
l'espace sous-décrit, indicible de l'Immigration peut devenir du coup une sorte
de révélateur imprévu des dimensions les plus profondes du travail d'écrire.
Cette
rencontre de l'écriture avec des référents imprévus suppose aussi, à son tour,
d'autres rencontres : celles d'horizons littéraires différents. Ce volume
sera donc le plus résolument comparatiste,
mais peut-être aussi celui qui dans cette rencontre des littératures
s'interrogera le plus profondément sur ce que le type même d'écriture d'un
texte peut avoir comme rapport, ou non, avec une filiation, assumée ou fuie.
*
On
tente d'abord ici d'approfondir le concept d'écriture migrante qui se faisait
jour de plus en plus à la fin du volume précédent, par exemple avec Patrick
Modiano. Cette fois, c'est à partir d'un écrivain encore considéré comme
"de la 2° génération de l'Immigration maghrébine", Azouz Begag, que
l'on arrivera d'abord au plus grand des écrivains maghrébins, Mohammed Dib. Ces
deux écrivains a-priori fort différents ont en commun d'abord d'être
prisonniers d'une classification littéraire qui ne tient pas compte de l'évolution
récente de leur écriture, et de ce fait de leurs meilleurs textes. L'un et
l'autre dépassent infiniment dans leurs textes récents la classification
géographique ou sociologique dans laquelle on les enferme le plus souvent. Et
pourtant Regina Keil pourra comparer leurs textes autour de l'image commune de
l'arbre et de l'enfant, symboles de l'enracinement s'il en est ! A titre
de complément Habib Salha montre ensuite que l'Emigration/Immigration a
toujours été, explicitement ou non, une des dimensions majeures de l'oeuvre de
cet écrivain qui a probablement poussé le plus loin l'expérience de cette
"rive sauvage" où se situe depuis longtemps son travail d'écrire – et
de vivre.
Lila
Ibrahim et Farida Boualit montrent ensuite, successivement chez Rachid Boudjedra
puis Nabile Farès, c'est-à-dire chez deux écrivains algériens parmi les plus
"reconnus", ayant eux aussi illustré ce thème de l'émigration dans
certains de leurs textes, comment la situation d'exil développe une dynamique
particulière de l'écriture, examinée ici d'un point de vue concrètement
stylistique. Ainsi Topographie idéale
pour une agression caractérisée, du premier, montre-t-il selon Lila Ibrahim
une écriture encore plus éclatée que celle des autres romans de cet auteur
prolifique, cependant que Farida Boualit développe dans l'écriture d'exil
qu'est l'ensemble de l'oeuvre de Farès le jeu particulier et suggestif sur les
couleurs qu'elle entraîne.
Mais
cet exil de l'écrivain n'est pas que géographique : il est d'abord
relation très complexe avec ce que Abdelwahab Meddeb dans un article récent et
fort contesté paru dans la revue Esprit
nomme la généalogie [1]. L'intellectuel algérien en
particulier semble à l'écrivain tunisien avoir interrompu la continuïté
essentielle avec sa mémoire, laissant le champ libre à la falsification de
celle-ci par les islamistes. De ce fait cet intellectuel n'assumerait pas sa
responsabilité historique. Autour de ce débat actuel et passionné, deux textes
ici développent des points de vues contradictoires. Jean-François Clément
examine d'abord, pour en rester avec Nabile Farès, l'esquive de la généalogie
chez ce dernier dans l'écriture "postmoderne" et la perte du récit
d'un texte stigmatisé pour sa lisibilité problématique : L'Etat perdu, précédé du Discours pratique de
l'Immigré. Afifa Bererhi quant à elle relève le gant courageusement [2]en soulignant au contraire
comment, dans une interculturalité incontournable et assumée, deux écrivains
comme Tahar Djaout et Rollan Doukhan, parmi bien d'autres, au lieu de conserver
frileusement la mémoire la réinventent par la production carnavalesque du
texte.
Pour
passer, enfin, de la lecture à la pratique, on clora cette section avec la
relation d'une migration vécue d'intellectuel maghrébin entre ses référents
culturels : les paradoxes de Hassan Wahbi voyageur à Paris, au gré d'un de
ces stages favorisés par des Actions Intégrées comme celle qui a permis
l'existence de notre colloque. Peut-être trouvera-t-on dans cet extrait de
journal quelques réponses aux questions soulevées par le débat des pages qui
précèdent ?
*
La
déambulation de l'intellectuel migrant dans la ville est ce qui permet
l'ouverture, ensuite, à des perspectives plus comparatistes. Najeh Jegham
développe cette élaboration d'une écriture migrante chez des auteurs de trois
espaces différents, et en deux langues aussi, l'arabe, avec l'irakien H. Haydar
émigré en Algérie et le français d'Ahmed Kalouaz, écrivain dit "de la 2°
génération maghrébine en France" et Abdelwahab Meddeb, écrivain tunisien
reconnu. On retrouve ici le lien de l'écriture avec une reconstruction de
l'identité et de la filiation culturelle.
Cette
optique comparatiste est également celle, du point de vue, cette fois, de la
réception, de Christiane Achour lorsqu'elle interroge fort judicieusement trois
écrivains maghrébins fort différents vivant en France, Jamal-Eddine Bencheikh,
Rabah Belamri et Malika Mokeddem sur la manière dont ils s'inscrivent dans un
fonctionnement littéraire français, ou plus précisément sur ce qu'elle appelle
la légitimité de la présence littéraire allogène au sein de la société
française. La question est reposée d'une autre manière par Rosalia Bivona à
propos d'une autre écrivain récemment apparue et classée peut-être à tort par
certains critiques parmi les écrivains "beur" avec lesquels elle n'a
en fait que peu de points en commun, si ce n'est cette présence littéraire
allogène et en même temps intégrée. On retrouve, là encore, la problématique du
discours décentré qu'énonçait Michel Laronde dans le premier volume du présent
ensemble. Or, cette légitimité de la présence littéraire allogène au sein de la
société française fut bien également l'une des préoccupations majeures,
quelques années plus tôt, de deux auteurs de théâtre dont le premier au moins
n'est plus, depuis, perçu comme "allogène" : Arthur Adamov et
Georges Schéhadé, décrits ici par Hamdi Hémaïdi, qui en montre aussi le lien
avec le renouvellement de l'écriture théâtrale qui fut le leur.
Les trois dernières études de cet ensemble sont celles qui nous mèneront apparemment le plus loin, géographiquement du moins, de nos lieux d'interrogation originels. Mais c'est pour ouvrir enfin le point de vue quelque peu "maghrébo-centriste" qui était le nôtre, et découvrir ailleurs des problématiques tout à fait comparables, nous aidant ainsi à dépasser encore plus la lecture trop exclusivement anthropologique faite jusqu'ici de l'Immigration, pour mieux en proposer une mise en perspective littéraire. Martine Medejel nous emmène ainsi à New-York avec l'Immigré cubain décrit par l'écrivain cubain Reinaldo Arenas. Michelle Nota et Margaret Majumdar enfin nous invitent à suivre dans leur errance, d'écriture autant que de lieux, deux écrivains célèbres quoique fort différents : Giuseppe Ungaretti et Salman Rushdie. Le premier nous permet de voir encore plus combien l'exil est partie prenante de l'écriture elle-même, poétique cette fois, cependant que le second nous ramène dans une certaine mesure à l'Islam, mais pour nous proposer dans son dernier recueil de nouvelles, East, West, un retournement de la perspective de l'Orientalisme. Qui était en effet mieux placé que cet écrivain condamné à l'exil et à la précarité, pour repenser les regards croisés entre Orient et Occident ? Et en ceci Salman Rushdie est rejoint aussi, dans une certaine mesure, par les "paradoxes du voyageur" en "site étranger" par lesquels Hassan Wahbi terminait la section précédente de ces Actes. La Migration aura ainsi dépassé les limites de la relation exiguë entre le Maghreb et la France, pour nous aider à saisir dans un espace élargi à la mondialité sa dimension essentiellement littéraire.